Point Pub: Total Energies et l’agri-voltaïsme
En tant que citoyen et consommateur, je suis, comme tout le monde, exposé à des publicités plus ou moins ciblées. Aujourd’hui, j’ai pu visionner une vidéo promotionnelle de TotalEnergies sur une solution durable hybride, à cheval entre panneaux solaires et agriculture : l’agri-voltaïsme.
Outre le néologisme peu mélodieux, explorons ensemble les leviers mis en avant dans cette publicité ainsi que leurs limites.
La proposition de valeur: une transition, mais vers quel monde ?
« Nous cherchons à accompagner les agriculteurs dans la transition de leur modèle. Un modèle qui concilie production agricole et production d’énergie renouvelable. »
TotalEnergies ambitionne d’aider les agriculteurs à s’adapter aux variations météorologiques extrêmes, du gel aux canicules, grâce à des panneaux solaires rétractables et réactifs, connectés à des capteurs collectant des données au sol, dans l’air et sur les plantes. Si ce projet semble lié à une adaptation dans une dynamique de développement durable, le terme “dérèglement climatique” n’est jamais mentionné.
Le positionnement est d’autant plus cynique que biaisé lorsqu’on le compare aux activités principales du groupe. Comment peut-on occulter l’urgence de la réduction des émissions de gaz à effet de serre, étape pourtant fondamentale avant toute adaptation? Comment autant négliger la responsabilité du secteur des énergies fossiles dans ces changements? Cette administration du pharmakon, poison puis solution est surprenante, et aussi ambiguë que le rebranding du groupe pour justifier ses nouvelles aspirations “vertes”.
L’angle émotionnel : soleil et sourire
L’initiative semble faire partie d’une campagne intitulée “Close to home” (c'est-à-dire “près de chez soi”), prenant à contre-pied le mouvement opposé appelé NIMBY / “Not in my backyard” (soit “pas dans mon jardin”) et qui, depuis des années s’oppose, à l’installation d’infrastructures durables (éoliennes, panneaux photovoltaïques etc.) dans le paysage.
Pour tenter de convaincre les riverains d’une installation de ce type, qu’il faut admettre, est rarement sexy, l’angle émotionnel est la solution aisée mais incomplète. TotalEnergies cherche en effet à provoquer des émotions positives et une proximité avec l'audience en incarnant le projet: nous voilà en contact direct avec des intervenants souriants qui déambulent dans un cadre bucolique et ensoleillé du sud de la France. Nous sommes loin de l’image parfois dystopique de certaines installations technologiques dénaturant les paysages à grande échelle.
À cette déconnexion volontaire s’ajoute un manque flagrant de rationalité; la présentation du ratio bénéfices-risques d’un tel projet est presque inexistante.
L’angle rationnel : « ça retient un peu plus l’humidité »
La vidéo précise que l’initiative est encore au stade expérimental. Elle s’étend sur un verger de 3 000 m² équipé de ces fameux panneaux et capteurs variés. Mais voilà, c’est là qu’est l’os: aucun bénéfice chiffré n’a encore été confirmé. La cheffe de projet, interrogée, nuance d’ailleurs l’impact positif supposé du dispositif :
« Le fait d’avoir des panneaux, peut-être que ça retient un peu plus l’humidité et que ça pourrait favoriser le développement de certains pathogènes. »
Les preuves avancées dans cette vidéo sont faméliques, avec pour seul bénéfice avéré une production d’énergie renouvelable. Une solution aussi connectée devrait pourtant fournir des résultats chiffrés. Les bénéfices potentiels (réduction de la consommation d’eau, accès à une énergie verte, rentabilité agricole) restent flous et ne prennent pas en compte l’ensemble du cycle de vie des équipements. Rien n’est dit sur l’origine des panneaux, dont la fabrication, gourmande en terres rares, demeure un sujet controversé. Aucun mot non plus sur la durabilité ou la recyclabilité du dispositif à long terme.
L’angle citoyen : peut-on confier la transition énergétique à des géants des énergies fossiles ?
Le public n’est pas dupe, et de nombreux commentaires dénoncent le greenwashing. Pourtant, TotalEnergies se défend :
« En 2023, nous avons augmenté de plus de 20 % nos investissements dans les énergies renouvelables, dont près de 400 millions d’euros en France. Cela fait de nous le premier investisseur français dans le renouvelable. »
En effet, leurs investissements dans les énergies renouvelables s’élèvent à environ 5 milliards d’euros en 2023 (1). Mais ces chiffres doivent être mis en perspective avec leurs investissements dans l’exploration et la production de gaz et de pétrole (7,5 milliards d’euros) et les dividendes versés aux actionnaires (16 milliards d’euros). Ces priorités stratégiques éclairent leur position et assombrissent l’objectif de rester sous la barre des +1,5 °C (2).
L’angle personnel: un marketing engagé ne peut parfois faire de compromis
Je me suis toujours demandé si je pouvais travailler dans l’accompagnement RSE de grands groupes dont l’activité principale détruit directement nos conditions d’existence, malgré leur potentiel pour être moteurs de la transition. J’ai parfois envisagé de jouer la carte du mimétisme social, de l’inaction, de la bien-pensance LinkedInienne. Or, mon éco-anxiété se manifeste justement dans cette configuration : celle où je sacrifierais mes connaissances et compétences pour un écran de fumée de pot d’échappement.
Il n’y a pour moi pas de compromis qui tienne lorsqu’une telle structure repose sur des parties prenantes aussi focalisées sur les profits de courts termes et une myopie socio-environnementale de long terme.
En tant que marketer, cette publicité, à la fois peu créative, lacunaire et au positionnement biaisé, m’étonne d’un si grand groupe. En tant que citoyen, elle m’angoisse. Car elle émane d’un des plus grands investisseurs de notre transition énergétique : un groupe salué et accueilli par les grandes écoles de commerce que j’ai fréquentées, un groupe dont les valeurs pécuniaires scient la branche fossilisée et liquéfiée sur laquelle il repose… et se repaît.
Sources